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27/07/2014 12:39

Frégates de Taïwan (IV)

 

Comment les banques blanchissent (III/IV)

 

Je reprends la troisième partie du procès-verbal de l’audition, à l’Assemblé Nationale, en date du jeudi 22 mars 2001, de Joël BUCHER au sujet de la façon dont les banques blanchissent des fonds en toute impunité.

 

Audition de M. Joël BUCHER (suite III/IV)

Ancien directeur général adjoint de la Société Générale à Taipeh

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Présidence de la commission parlementaire : Vincent PEILLON.

 

M. le Rapporteur : L'argent a circulé dans les années 92-93 ?

M. Joël BUCHER : Les premiers transferts ont commencé dès 1989 pour se terminer en 1998 pour l'affaire dont il est question.

 

M. le Rapporteur : Comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Parce qu'il y a eu une dernière livraison de frégates qui devait coïncider avec le versement des 60 % restants et que l'intégralité des fonds revenant à la DCN ne sont jamais revenus. C'est facile à prouver, il suffit d'aller voir les comptes de la DCN pour s'apercevoir que ce n'est pas une entreprise qui fait des profits !

Au moment où la DCN a reçu cet argent, elle ne savait pas quoi en faire tellement il y en avait. La DCN ne pouvait pas gérer les devises. La DCN fabrique et vend au prix coûtant : C'est un arsenal, d'où l'intervention de Thomson.

M. le Rapporteur : Vous prétendez donc que, jusqu'en 1998, des commissions ont été payées selon le même mécanisme que celui que vous aviez monté dix ans plus tôt, c'est-à-dire une banque off-shore. Cette banque s'appelle comment : Société Générale Taipeh ?

 

M. Joël BUCHER : Taipeh offshore OBU ou USD.

 

M. le Rapporteur : Selon vous, l'utilisation de la Sogenal est aussi avérée ?

M. Joël BUCHER : Comment procède-t-on ? Lorsque l'on reçoit des francs français, on en crédite le compte de la banque locale, ensuite le compte off-shore où il y a un premier écran. En off-shore, l'opération se fait sur nos comptes en francs français, mais elle est bien souvent immédiatement traduite en dollars. Comme ce sont des fonds qui vont finir par atterrir dans des caisses douteuses, je ne vous dis pas quels cours de change sont appliqués sans que personne ne puisse protester, ni menacer d'aller en justice. Dans ce type d'opérations, les banques gagnent donc une énorme quantité d'argent. Tout se fait à New York car tout ce qui se fait en dollars se fait à New York.

Quand il s'agit de francs français tout se fait en France parce que les banques, que ce soit à Monaco, au Luxembourg ou ailleurs, ne gèrent que leurs devises dans leurs comptes correspondants qui sont tenus dans les banques de la devise. Par conséquent, tout ce qui se fait en dollars, que ce soit à Monaco ou au Luxembourg, est traité de New York. Tout se passe dans les comptes à New York et se fait par compensation.

 

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. Joël BUCHER : J'avais, moi, monté un système justement pour éviter le blanchiment. J'avais fait valoir à ma direction que nous avions tellement de clients qui achetaient et qui vendaient à Taipeh, qu'il était préférable, plutôt que de faire des transferts au siège et de recevoir de l'argent, de tout bloquer dans un compte, de ne pratiquer aucun transfert et que je verse la différence : Horreur ! J'ai, en effet, appris par la suite que l'on faisait bien de la compensation, mais pour « planquer » les commissions et dissimuler le blanchiment. Dans ces conditions, quand vous proposez de faire de la compensation pour éviter les transferts de devises, la corruption et la spéculation, vous passez pour une âme damnée.

Si j'ai quitté la Société Générale, c'est parce que j'ai proposé ce système.

 

M. le Rapporteur : Vous avez un document à nous communiquer ?

M. Joël BUCHER : J'ai fait un rapport à mon siège.

 

M. le Rapporteur : Vous l'avez conservé ?

M. Joël BUCHER : En partie.

 

M. le Rapporteur : Vous voudrez bien le transmettre à la Mission ?

M. Joël BUCHER : Je vais vous donner un rapport que j'ai gardé tout à fait par hasard car je ne suis pas du genre à conserver ce genre de documents. Très naïvement, je dois avouer que je n'avais pas conscience de la situation quand j'avais « le nez sur le guidon ».

Quand j'étais à Taipeh et que je revoyais ces opérations, j'ai transmis des rapports à mon siège, sans imaginer une seule minute que, ce faisant, j'allais me suicider. Je pensais, au contraire, obtenir une médaille. Ce n'est que lorsque, de retour en France, je me suis retrouvé mis au placard que j'ai compris.

 

M. le Rapporteur : J'aimerais avoir une copie de ce rapport.

M. Joël BUCHER : Oui ! Il concerne le fameux margin account et vous y trouverez le chiffre de 800 millions de dollars.

Vous verrez que j'avertis ma direction, concernant la banque off-shore et ce montage qui fonctionne et que j'ai signé parce qu'il faut préciser que j'ai eu le culot - tenez-vous bien ! - de signer pour 800 millions de dollars pour arrêter ces pratiques : Comment y mettre un terme sans pouvoir les prouver ?

J'ai ainsi agi à mes risques et périls parce que de telles opérations relevaient de la justice pénale à Taipeh. Sur le plan comptable, elles n'apparaissaient pas et étaient hors bilan puisqu'elles ne donnaient lieu à aucun versement de fonds.

Dans ce système, il n'y a pas d'argent, il n'y a que la différence : C'est un système démoniaque qui est géré par toutes les banques. C'est l'affaire Barings figurez-vous !

J'ai donc signé pour 800 millions de dollars de fausses transactions et quand j'ai vu que toutes ces opérations arrivaient à la même échéance, j'ai fait venir une inspection de mon siège, je les ai bloquées, interdites et j'ai pris un avocat local qui m'a couvert.

J'ai cru que la Société Générale allait me suivre et j'étais très fier de moi. Cela a été la stupeur car je me suis mis à dos toute la direction des marchés de la Société Générale qui donnait des instructions à mes dealers dont l'un, le favori, avait un casier judiciaire ! On faisait chanter les gens : Vous imaginez dans quel climat on travaillait...

Le patron de ma salle des changes qui était sous ma direction, à qui j'interdisais de faire ces opérations, les faisait avec l'agrément de M. Tuloup, le patron de la direction des marchés. Comme il avait un casier judiciaire, il ne pouvait plus parler.

Or, moi, Français, j'essaye de respecter la réglementation des changes locale. Moi qui, en cas de contravention, compromets ma liberté, et non pas celle de mes patrons qui ne m'auraient jamais soutenu, je prends le risque d'aller dans un sens que je crois le leur, je convoque un inspecteur, je fais venir la Banque centrale qui prouve que ces opérations étaient dangereuses - dans un petit pays comme celui-là, on pouvait faire sauter la devise. On interrompt les opérations, on les interdit, je suis immédiatement rapatrié, mis au placard et le gars qui fait l'inspection va à New York, crée les Socgen Funds (hedge Funds) et met un bazar pas possible dans le marché de New York.

Ce que je vous dis figure dans un rapport de la Banque de France qui dit que les Socgen Funds (hedge Funds) spéculatifs sur les junk bonds et l'opération Barings reproduite à New York ont carrément failli mettre le système international en l'air : Il a fallu le support des États-Unis pour arrêter ces opérations.

Avec ces margin accounts, on dépasse le cadre même de la corruption pour passer à la spéculation car corruption et spéculation vont de pair.

 

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent est parti sous formes de rétro-commissions, connaissiez-vous les destinataires des comptes ?

M. Joël BUCHER : C'est très difficile et je vais vous dire pourquoi : On ne connaît jamais le destinataire final. Les directeurs financiers des grandes entreprises font des swifts. Vous faites cinq Swift dans la journée, donc cinq écrans. Si nous prenons le destinataire des fonds, par exemple, Monaco où beaucoup, énormément d'argent est parti...

 

M. le Rapporteur : Vous connaissez les comptes qui ont été ouverts ? Quand on ouvre un compte on connaît le récipiendaire...

M. Joël BUCHER : Non, parce qu'on n'ouvre pas le compte final, mais le compte du nominee ou de l'intermédiaire financier. À Monaco, les banques reçoivent un transfert de Luxembourg en ignorant qu'il vient de Taipeh même si tout se fait dans la même journée.

Le directeur financier de Thomson a un téléphone : Dans la même journée, il va passer cinq ordres Swift de transfert. N'oubliez pas qu'en Asie, il n'y a pas de date de valeur et qu'on a sept heures d'avance ce qui donne largement le temps à quiconque est courageux d'appeler Tokyo, Taipeh, Hong Kong ce qui, au petit matin, laisse le temps au Luxembourg d'opérer le transfert à Monaco qui ne peut pas savoir que c'est Taiwan qui a payé. Croyez-moi, le travail du banquier consiste à faire des écrans !

Cela vaut pour le comptant, mais supposez que je le fasse à terme. Même moi qui ai fait le montage comptable des opérations à Taipeh, je serais incapable de le retrouver. Au comptant, on peut le retrouver : Il y a des disques car le système Swift laisse des traces, et même si les responsables de Swift font valoir qu'ils ne sont pas responsables des messages, qu'ils n'en sont que les transmetteurs, on peut refaire des historiques.

 

M. le Rapporteur : C'est ce que dit Clearstream dans l'affaire « Révélations » : vous avez lu le livre ?

M. Joël BUCHER : Sur la Cedel ? Je connais la Cedel, j'y ai ouvert des comptes pour Taiwan.

Je n'ai pas encore lu le livre.

 

M. le Rapporteur : Lisez-le c'est Ernest Backes, un de vos confrères banquiers qui, lui aussi, s'est fait virer, qui l'a écrit !

M. Joël BUCHER : Qu'est-ce que j'ai fait ? Avec un de mes amis de la Société Générale, nous avons ouvert les comptes Cedel et Euroclear et Taiwan est devenu le premier acheteur en OAT, c'est-à-dire en bons du Trésor.

 

M. le Rapporteur : Taiwan, c'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : La Central bank of China - CBC - sur les conseils de la direction des marchés de la Société Générale. Vous savez qu'il y a, tous les jours, un trésorier dans une banque qui a besoin de fonds. Eh bien, le premier fournisseur de francs français était, à l'époque, la Banque centrale de Taiwan.

Aujourd'hui - et c'est pourquoi j'étais très inquiet dans cette affaire - je ne comprends toujours pas pourquoi on veut mettre une chape de plomb sur toutes les opérations qu'on fait avec Taiwan. Taiwan nous fournit en devises, Taiwan nous fournit en composants électroniques et sachez que c'est notre troisième source d'importation après le pétrole et les automobiles, mais ces dernières se compensent puisqu'on en achète autant que l'on vend ce qui fait qu'on les enlève en faisant un compte de clearing.

Nos sources d'importation, c'est quoi ? Je pourrais vous montrer les chiffres parce que je m'en suis vivement inquiété concernant Taiwan. C'est, bien sûr, d'abord le pétrole, ensuite les composants électroniques, les mémoires dont la mémoire de votre téléphone. Quel est le premier producteur mondial de mémoires de téléphones ? Taiwan.

Toutes ces opérations avec Taiwan n'ont été faites que « pour le fric » et sans se soucier des répercussions stratégiques, économiques et sociales qu'elles pouvaient avoir. On a cherché le fric pour le fric parce que Taiwan avait de l'argent et qu'il fallait lui en prendre. Qu'importe de vendre des frégates, même si elles peuvent être rachetées par la Chine, parce qu'aujourd'hui, le risque, il est là : Vous vendez des frégates à Taiwan, des Mirages, des concours sont lancés pour leur vendre des centrales nucléaires...

 

M. le Rapporteur : Cela relève de la décision politique.
Nous n'entrerons pas dans ce débat qui fera l'objet d'analyses par ailleurs et sur lequel, en ce qui me concerne, je ne souhaite pas intervenir, préférant me concentrer sur les mécanismes du blanchiment qui sont tout à fait passionnants.

Quand vous dites que beaucoup d'argent a été transféré à Monaco, comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Tout simplement parce que j'y étais...

 

M. le Rapporteur : Vous étiez à Cannes ?

M. Joël BUCHER : J'ai travaillé à Monaco, figurez-vous ! Pas longtemps, juste quelques mois ! J'ai été recruté par un des gendres d'un certain M. Pastor qui m'a installé dans un bureau, dans un immeuble, au-dessus de la Société Générale. On a alors commencé à me mettre en relation avec Casa en Espagne...

 

M. le Rapporteur : Qui sont tous ces gens ?

M. Joël BUCHER : Des gens qui voulaient vendre et avoir beaucoup d'argent pour sauver leur capital. Ce sont maintenant les partenaires d’EADS.

On m'a mis en contact avec Balmain pour acheter Balmain et j'ai fréquenté mes collègues...

 

M. le Rapporteur : Quand vous dites « on m'a mis en relation... », vous voulez parler de vos supérieurs hiérarchiques ?

M. Joël BUCHER : Non, j'ai démissionné, mais vous avez toujours dans la banque des gens qui vous suivent un peu et j'ai reçu des coups de fil. Il faut savoir que j'ai quitté la Société Générale sur un coup de tête !

 

M. le Rapporteur : Votre positionnement sur cette histoire n'est pas clair ! Vous êtes recruté par qui ?

M. Joël BUCHER : Je me suis retrouvé « à poil » : Vous m'entendez bien ? Je ne suis plus banquier !

 

Source

 

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27/07/2014 12:30

Frégates de Taïwan (III)

 

Comment les banques blanchissent (II/IV)

Je reprends la seconde partie du procès-verbal de l’audition, à l’Assemblé Nationale, en date du jeudi 22 mars 2001, de Joël BUCHER au sujet de la façon dont les banques blanchissent des fonds en toute impunité.

 

Audition de M. Joël BUCHER (suite II/IV)

Ancien directeur général adjoint de la Société Générale à Taipeh

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Présidence de la commission parlementaire : Vincent PEILLON…

 

M. le Rapporteur : Maintenant que nous avons un plan un peu près clair des opérations, expliquez-nous la circulation de ces 2,5 milliards de francs. Ils ont bien été versés dans vos comptes de la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

 

M. le Rapporteur : A partir de là, que devient cet argent ?

M. Joël BUCHER : En théorie, il s'agit d'une commission. C'est-à-dire que Thomson, pour vendre ses frégates, se dit, ce qui est courant « j'ai des frais et je dois payer des Taiwanais pour les convaincre d'acheter les frégates. » Le groupe déclare l'argent à Bercy, mais, dans les années 1987-1989, Thomson n'a pas suffisamment de trésorerie pour verser de telles commissions. Je peux vous dire qu'au nom de la Société Générale, je n'aurais pas donné un sou de crédit à Thomson qui revenait alors de l'affaire D2 Mac-Paquets, qui avait une trésorerie exsangue, un bilan catastrophique et une gestion contestable.

Le groupe est donc incapable d'avancer ces 2,5 milliards de francs qu'il doit théoriquement payer aux Taiwanais. Cependant, Mme Cresson donne son accord sur le contrat des frégates, en juin 1991, à condition que Taiwan verse 40 % d'acompte à la commande.

En conséquence, au mois d'août 1991, le contrat est signé après la lettre d'intention. Au moment de la signature du contrat, des documents bancaires sont émis et Taiwan verse 4 milliards de francs. Sur cette somme, 2,5 milliards de francs devraient normalement être retournés aux Taiwanais, conformément à la déclaration faite aux douanes et à la CIEEMG.

Or il n'y a jamais eu 2,5 milliards de francs versés au Taiwanais. Pourquoi ? Parce que, à Taiwan - chose que l'on sait peu en France et je pense que Thomson l'ignorait ou n'en n'a pas pris conscience - il est impossible de verser des devises en raison d'un contrôle des changes qui s'exerce, si je puis dire, à l'envers. Alors que, le plus souvent, le contrôle des changes évite aux devises de sortir, dans ce cas, comme le pays est un pays fort où l'on spécule beaucoup, il bloque l'entrée des devises et impose un contrat commercial.

Les Taiwanais ont donc, ainsi que j'ai pu le constater, calculé que les déclarations de devises qui ont été faites à Taiwan ne dépassaient 800 millions de francs, la différence constituant ce que l'on appelle les « rétro commissions ».

 

M. le Rapporteur : Cet argent, où l'avez-vous vu partir ?

M. Joël BUCHER : Partout !

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Je n'étais plus là, mais je l'ai appris en retournant à Taiwan où j'ai toujours des cadres qui travaillent et des amis qui sont banquiers.

 

M. le Rapporteur : Que savez-vous de précis ?

M. Joël BUCHER : Je sais, d'après mes collègues, que trois banques ont reçu de l'argent de Taiwan en francs français - la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais - et qu'elles ont rétrocédé en Europe et en Afrique du Sud la différence entre ces 2,5 milliards de francs et ces 800 millions de francs. Cet argent est parti dans tous les systèmes que vous pouvez imaginer.

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Une bonne partie de l'argent est partie au Luxembourg, sur des comptes que nous avions ouverts depuis longtemps. Ce sont 600 comptes qui ont été ouverts depuis mon départ.

 

M. le Rapporteur : Ces comptes ont été ouverts au Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : C'est compliqué parce qu'on ne conseille plus - je dois vous le dire puisque cela a été mon travail - à nos clients qui veulent blanchir - excusez-moi mais on le sait : Ces rétro commissions sont du blanchiment ! - d'aller en Suisse.

Depuis de nombreuses années, j'ai des recommandations de la part de ma direction de favoriser ce que l'on appelle la Sogenal au Luxembourg. Comme il y a des commissions rogatoires en Suisse, on ne conseille plus à nos clients d'y ouvrir des comptes.

Le Luxembourg sert de filtre, les fonds finissant souvent à Monaco sans que Monaco en connaisse l'origine.

 

M. le Rapporteur : S'il vous plaît, chaque chose en son temps : vous dites que 600 comptes ont été ouverts, mais ils l'ont été à Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Ils ont été ouverts par Taiwan.

 

M. le Rapporteur : Par votre agence de Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Par les agences bancaires de Taiwan qui ont reçu ces fonds !

 

M. le Rapporteur : Dont la vôtre ?

M. Joël BUCHER : Oui !

 

M. le Rapporteur : Vous dites que la Société Générale à Taiwan a fait ouvrir des comptes qui servaient de réceptacle à l'argent des rétro commissions, que l'essentiel de ces comptes a été ouvert dans vos succursales partout dans le monde, notamment au Luxembourg, et vous ajoutez qu'après votre départ votre agence a conseillé l'utilisation de Sogenal Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : Oui et je dois dire que j'y ai également eu recours moi-même. Déjà, à mon époque, lorsque des comptes avaient été ouverts par le représentant de Thomson, on conseillait aux expatriés et à ceux qui recevaient des commissions d'ouvrir des comptes à la Sogenal Luxembourg. Mais il y avait un écran : Il faut que vous sachiez que Taipeh est un paradis fiscal puisqu'on a l'autorisation d'y ouvrir des banques off-shore. Moi-même, à Taipeh, j'ai créé une banque off-shore.

 

M. le Rapporteur : Qu'appelez-vous une banque off-shore ?

M. Joël BUCHER : C'est une banque en dollars qui échappe à toute réglementation.

 

M. le Rapporteur : Vous avez fait passer de l'argent de ces rétro-commissions dans cette banque off-shore ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr, elle servait à cela !

 

M. le Rapporteur : Elle existe encore cette banque ?

M. Joël BUCHER : Je pense.

 

M. le Rapporteur : Comment s'appelle-t-elle ?

M. Joël BUCHER : Société Générale. Si vous voulez, c'est un bilan OBU (Offshore Banking Unit).

 

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les détails de tout cela. Comment se monte une telle banque ?

M. Joël BUCHER : C'est très simple : Vous prenez un bilan en monnaie locale comme l'est ici un bilan de banque et vous créez des comptes en dollars et un bilan à part que vous ne fusionnez pas avec le premier et que vous ne déclarez pas aux autorités locales. Vous recevez un capital de votre siège en dollars.

 

M. le Rapporteur : Vous avez des documents à ce sujet ?

M. Joël BUCHER : Non, mais c'est quelque chose d'officiel : Les autorités de Taiwan ne diront jamais, puisque ce sont elles qui l'ont voulue, qu'elles ont interdit la création de ces bilans off-shore.

 

M. le Rapporteur : À votre connaissance, les banques concurrentes de la Société Générale qui ont des filiales à Taipeh ont, elles aussi organisé des banques off-shore ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

 

M. le Rapporteur : Le Crédit Lyonnais, la BNP, Paribas
?

M. Joël BUCHER : Oui, même Indo-Suez !

Nous étions les premiers à le faire parce que la Société Générale programmait de nouveaux produits, des produits dérivés. Tout de suite elle s'est lancée dans des opérations folles qui ont atteint 1 milliard de dollars, à partir de ce que l'on appelait des margin accounts, des opérations spéculatives qui permettaient de faire des commissions sans argent, sans mise de fonds préalable. Autrement dit, on créait des opérations de change à terme : C'est inimaginable mais virtuel !

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Il faut, à la base, que vous ayez une entreprise commerciale et je vous fais vendre à terme, c'est-à-dire au 31 décembre, des devises que vous n'avez pas ! Vous ne les avez pas, mais comme vous êtes censé avoir une activité commerciale, - ce n'est pas une obligation si le banquier est complice - vous vendez, à terme, plusieurs millions de dollars. Vous ne les avez pas et je vous les fais racheter avant l'échéance. Un mois plus tard, je vous dirai donc de racheter ces dollars, mais toujours à terme. À l'échéance, que fait-on ? On déboucle les opérations en espérant que vous en tirerez profit.

Cela étant, comme je fais cela avec l'agent de change de Hong Kong, je le fais au cours que je veux. Si vous voulez faire apparaître un gain de change, je vous donne de l'argent, si vous voulez faire apparaître une perte de change, je vous fais perdre de l'argent : il suffit que j'appelle mon agent de change à Hong Kong et que je fasse ce qu'on appelle « un cours hors-cote ». Entendez-moi bien : Cela se fait sans un « rond » et j'emploie le terme à bon escient ! C'est ce qu'on appelle le margin account et si ce n'est pas du blanchiment...

Vous voyez qu'il n'est donc pas nécessaire de transférer de l'argent pour faire du blanchiment. Il suffit d'opérations virtuelles !

 

M. le Rapporteur : Et vous avez fait beaucoup d'opérations de ce type ?

M. Joël BUCHER : Figurez-vous que j'en ai signé pour 800 millions de dollars.

 

M. le Rapporteur : Et cela concernait l'argent des rétro-commissions ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr : C'était fait pour cela ! Il faut quand même qu'à la base il y ait quelque chose car on ne peut pas monter de telles opérations sans un contrat. Qui peut monter ces opérations ? Des gens qui sont supposés recevoir des devises. Si vous me demandez de vendre 500 millions de dollars, je vais vous demander...

 

M. le Rapporteur : ... d'où ils viennent...

M. Joël BUCHER : Non, justement ! Je vais vous demander de les justifier, non pas de les détenir, mais de me donner le change. Si vous me dites que vous êtes l'agent Thomson et que vous signez un contrat avec Taiwan, je vais naturellement vous les vendre vos devises, même si vous n'allez pas les recevoir et à plus forte raison si vous allez les recevoir !

Ce qui est vicieux, c'est que je vais mélanger vos opérations spéculatives « sans un rond » avec votre contrat. C'est ce qui se fait avec les expatriés : Ils arrivent avec un contrat dans lequel ils intègrent leurs rétro-commissions.

Je vais vous dire très sincèrement quelque chose : Aujourd'hui, ce ne sont pas les produits qui constituent le moteur de nos exportations, mais les montants des rétro-commissions. Vous m'entendez bien ? Je vous le prouve quand vous voulez !

 

M. le Rapporteur : Il va falloir que vous nous le prouviez !

M. Joël BUCHER : Il faut malheureusement attendre les résultats de cette enquête. Aujourd'hui, je veux vous prouver que ces 2,5 milliards de francs correspondent en bonne majorité à des rétro-commissions.

 

M. le Rapporteur : Alors reprenons vos explications qui sont fort intéressantes et qui nous donnent une vision précise du fonctionnement financier interne aux banques et, qui plus est, à nos banques.

M. Joël BUCHER : C'est le terme qui est vraiment redoutable !

 

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent part à la Sogenal Luxembourg, quel est le comportement de cette filiale Société Générale par rapport à la législation anti-blanchiment luxembourgeoise ?

M. Joël BUCHER : Je n'en ai pas vraiment entendu beaucoup parler...

 

M. le Rapporteur : Ils vous ont téléphoné pour s'enquérir de l'origine de cet argent ?

M. Joël BUCHER : Jamais !

Écoutez plutôt. J'ai vu, un jour, un représentant de Marcos à la Société Générale de Taipeh. Il venait en limousine noire, accompagné par des gangsters. On était en cours d'inspection. À son arrivée, j'ai fait venir l'inspecteur de la Société Générale - vous m'entendez bien ? Je lui ai prouvé que ce monsieur déposait des fonds d'origine douteuse puisque quelques coups de téléphone m'avaient suffi pour savoir qu'ils venaient des
Philippines. On parlait de plusieurs dizaines de millions de dollars qu'on nous proposait de garder pendant quelque temps pour faire ces fameux certificats de dépôt, et prouver que ces fonds n'étaient pas d'origine douteuse.

Quand l'argent arrive au Luxembourg mes collègues ferment les yeux car ils savent parfaitement que les directeurs de banque en place dans des endroits comme Taipeh ou Singapour, ne sont pas regardants.

Les choses en sont au point que l'inspecteur qui m'inspectait le jour de la visite de M. Marcos m'aurait accordé des bons points dans son rapport si j'avais accepté l'opération. Il n'a pas compris que je la refuse car le simple fait de conserver ces dépôts gratuitement pendant plusieurs jours nous aurait rapporté plusieurs centaines de milliers de francs.

Je dois dire qu'à cette époque-là, la législation n'était pas encore bien claire.

 

M. le Rapporteur : C'est vrai !

M. Joël BUCHER : Elle s'est éclaircie plus tard.

Seulement, après, quand nous sommes bien avertis, nous recevons le document tel quel sans explication et je n'ai jamais vu un collègue suivre cette réglementation, y compris en France où un texte peut vous impliquer sur le plan pénal...

Source

 

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