Frégates de Taïwan (III)

27/07/2014 12:30

 

Comment les banques blanchissent (II/IV)

Je reprends la seconde partie du procès-verbal de l’audition, à l’Assemblé Nationale, en date du jeudi 22 mars 2001, de Joël BUCHER au sujet de la façon dont les banques blanchissent des fonds en toute impunité.

 

Audition de M. Joël BUCHER (suite II/IV)

Ancien directeur général adjoint de la Société Générale à Taipeh

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Présidence de la commission parlementaire : Vincent PEILLON…

 

M. le Rapporteur : Maintenant que nous avons un plan un peu près clair des opérations, expliquez-nous la circulation de ces 2,5 milliards de francs. Ils ont bien été versés dans vos comptes de la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

 

M. le Rapporteur : A partir de là, que devient cet argent ?

M. Joël BUCHER : En théorie, il s'agit d'une commission. C'est-à-dire que Thomson, pour vendre ses frégates, se dit, ce qui est courant « j'ai des frais et je dois payer des Taiwanais pour les convaincre d'acheter les frégates. » Le groupe déclare l'argent à Bercy, mais, dans les années 1987-1989, Thomson n'a pas suffisamment de trésorerie pour verser de telles commissions. Je peux vous dire qu'au nom de la Société Générale, je n'aurais pas donné un sou de crédit à Thomson qui revenait alors de l'affaire D2 Mac-Paquets, qui avait une trésorerie exsangue, un bilan catastrophique et une gestion contestable.

Le groupe est donc incapable d'avancer ces 2,5 milliards de francs qu'il doit théoriquement payer aux Taiwanais. Cependant, Mme Cresson donne son accord sur le contrat des frégates, en juin 1991, à condition que Taiwan verse 40 % d'acompte à la commande.

En conséquence, au mois d'août 1991, le contrat est signé après la lettre d'intention. Au moment de la signature du contrat, des documents bancaires sont émis et Taiwan verse 4 milliards de francs. Sur cette somme, 2,5 milliards de francs devraient normalement être retournés aux Taiwanais, conformément à la déclaration faite aux douanes et à la CIEEMG.

Or il n'y a jamais eu 2,5 milliards de francs versés au Taiwanais. Pourquoi ? Parce que, à Taiwan - chose que l'on sait peu en France et je pense que Thomson l'ignorait ou n'en n'a pas pris conscience - il est impossible de verser des devises en raison d'un contrôle des changes qui s'exerce, si je puis dire, à l'envers. Alors que, le plus souvent, le contrôle des changes évite aux devises de sortir, dans ce cas, comme le pays est un pays fort où l'on spécule beaucoup, il bloque l'entrée des devises et impose un contrat commercial.

Les Taiwanais ont donc, ainsi que j'ai pu le constater, calculé que les déclarations de devises qui ont été faites à Taiwan ne dépassaient 800 millions de francs, la différence constituant ce que l'on appelle les « rétro commissions ».

 

M. le Rapporteur : Cet argent, où l'avez-vous vu partir ?

M. Joël BUCHER : Partout !

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Je n'étais plus là, mais je l'ai appris en retournant à Taiwan où j'ai toujours des cadres qui travaillent et des amis qui sont banquiers.

 

M. le Rapporteur : Que savez-vous de précis ?

M. Joël BUCHER : Je sais, d'après mes collègues, que trois banques ont reçu de l'argent de Taiwan en francs français - la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais - et qu'elles ont rétrocédé en Europe et en Afrique du Sud la différence entre ces 2,5 milliards de francs et ces 800 millions de francs. Cet argent est parti dans tous les systèmes que vous pouvez imaginer.

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Une bonne partie de l'argent est partie au Luxembourg, sur des comptes que nous avions ouverts depuis longtemps. Ce sont 600 comptes qui ont été ouverts depuis mon départ.

 

M. le Rapporteur : Ces comptes ont été ouverts au Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : C'est compliqué parce qu'on ne conseille plus - je dois vous le dire puisque cela a été mon travail - à nos clients qui veulent blanchir - excusez-moi mais on le sait : Ces rétro commissions sont du blanchiment ! - d'aller en Suisse.

Depuis de nombreuses années, j'ai des recommandations de la part de ma direction de favoriser ce que l'on appelle la Sogenal au Luxembourg. Comme il y a des commissions rogatoires en Suisse, on ne conseille plus à nos clients d'y ouvrir des comptes.

Le Luxembourg sert de filtre, les fonds finissant souvent à Monaco sans que Monaco en connaisse l'origine.

 

M. le Rapporteur : S'il vous plaît, chaque chose en son temps : vous dites que 600 comptes ont été ouverts, mais ils l'ont été à Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Ils ont été ouverts par Taiwan.

 

M. le Rapporteur : Par votre agence de Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Par les agences bancaires de Taiwan qui ont reçu ces fonds !

 

M. le Rapporteur : Dont la vôtre ?

M. Joël BUCHER : Oui !

 

M. le Rapporteur : Vous dites que la Société Générale à Taiwan a fait ouvrir des comptes qui servaient de réceptacle à l'argent des rétro commissions, que l'essentiel de ces comptes a été ouvert dans vos succursales partout dans le monde, notamment au Luxembourg, et vous ajoutez qu'après votre départ votre agence a conseillé l'utilisation de Sogenal Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : Oui et je dois dire que j'y ai également eu recours moi-même. Déjà, à mon époque, lorsque des comptes avaient été ouverts par le représentant de Thomson, on conseillait aux expatriés et à ceux qui recevaient des commissions d'ouvrir des comptes à la Sogenal Luxembourg. Mais il y avait un écran : Il faut que vous sachiez que Taipeh est un paradis fiscal puisqu'on a l'autorisation d'y ouvrir des banques off-shore. Moi-même, à Taipeh, j'ai créé une banque off-shore.

 

M. le Rapporteur : Qu'appelez-vous une banque off-shore ?

M. Joël BUCHER : C'est une banque en dollars qui échappe à toute réglementation.

 

M. le Rapporteur : Vous avez fait passer de l'argent de ces rétro-commissions dans cette banque off-shore ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr, elle servait à cela !

 

M. le Rapporteur : Elle existe encore cette banque ?

M. Joël BUCHER : Je pense.

 

M. le Rapporteur : Comment s'appelle-t-elle ?

M. Joël BUCHER : Société Générale. Si vous voulez, c'est un bilan OBU (Offshore Banking Unit).

 

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les détails de tout cela. Comment se monte une telle banque ?

M. Joël BUCHER : C'est très simple : Vous prenez un bilan en monnaie locale comme l'est ici un bilan de banque et vous créez des comptes en dollars et un bilan à part que vous ne fusionnez pas avec le premier et que vous ne déclarez pas aux autorités locales. Vous recevez un capital de votre siège en dollars.

 

M. le Rapporteur : Vous avez des documents à ce sujet ?

M. Joël BUCHER : Non, mais c'est quelque chose d'officiel : Les autorités de Taiwan ne diront jamais, puisque ce sont elles qui l'ont voulue, qu'elles ont interdit la création de ces bilans off-shore.

 

M. le Rapporteur : À votre connaissance, les banques concurrentes de la Société Générale qui ont des filiales à Taipeh ont, elles aussi organisé des banques off-shore ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

 

M. le Rapporteur : Le Crédit Lyonnais, la BNP, Paribas
?

M. Joël BUCHER : Oui, même Indo-Suez !

Nous étions les premiers à le faire parce que la Société Générale programmait de nouveaux produits, des produits dérivés. Tout de suite elle s'est lancée dans des opérations folles qui ont atteint 1 milliard de dollars, à partir de ce que l'on appelait des margin accounts, des opérations spéculatives qui permettaient de faire des commissions sans argent, sans mise de fonds préalable. Autrement dit, on créait des opérations de change à terme : C'est inimaginable mais virtuel !

 

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Il faut, à la base, que vous ayez une entreprise commerciale et je vous fais vendre à terme, c'est-à-dire au 31 décembre, des devises que vous n'avez pas ! Vous ne les avez pas, mais comme vous êtes censé avoir une activité commerciale, - ce n'est pas une obligation si le banquier est complice - vous vendez, à terme, plusieurs millions de dollars. Vous ne les avez pas et je vous les fais racheter avant l'échéance. Un mois plus tard, je vous dirai donc de racheter ces dollars, mais toujours à terme. À l'échéance, que fait-on ? On déboucle les opérations en espérant que vous en tirerez profit.

Cela étant, comme je fais cela avec l'agent de change de Hong Kong, je le fais au cours que je veux. Si vous voulez faire apparaître un gain de change, je vous donne de l'argent, si vous voulez faire apparaître une perte de change, je vous fais perdre de l'argent : il suffit que j'appelle mon agent de change à Hong Kong et que je fasse ce qu'on appelle « un cours hors-cote ». Entendez-moi bien : Cela se fait sans un « rond » et j'emploie le terme à bon escient ! C'est ce qu'on appelle le margin account et si ce n'est pas du blanchiment...

Vous voyez qu'il n'est donc pas nécessaire de transférer de l'argent pour faire du blanchiment. Il suffit d'opérations virtuelles !

 

M. le Rapporteur : Et vous avez fait beaucoup d'opérations de ce type ?

M. Joël BUCHER : Figurez-vous que j'en ai signé pour 800 millions de dollars.

 

M. le Rapporteur : Et cela concernait l'argent des rétro-commissions ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr : C'était fait pour cela ! Il faut quand même qu'à la base il y ait quelque chose car on ne peut pas monter de telles opérations sans un contrat. Qui peut monter ces opérations ? Des gens qui sont supposés recevoir des devises. Si vous me demandez de vendre 500 millions de dollars, je vais vous demander...

 

M. le Rapporteur : ... d'où ils viennent...

M. Joël BUCHER : Non, justement ! Je vais vous demander de les justifier, non pas de les détenir, mais de me donner le change. Si vous me dites que vous êtes l'agent Thomson et que vous signez un contrat avec Taiwan, je vais naturellement vous les vendre vos devises, même si vous n'allez pas les recevoir et à plus forte raison si vous allez les recevoir !

Ce qui est vicieux, c'est que je vais mélanger vos opérations spéculatives « sans un rond » avec votre contrat. C'est ce qui se fait avec les expatriés : Ils arrivent avec un contrat dans lequel ils intègrent leurs rétro-commissions.

Je vais vous dire très sincèrement quelque chose : Aujourd'hui, ce ne sont pas les produits qui constituent le moteur de nos exportations, mais les montants des rétro-commissions. Vous m'entendez bien ? Je vous le prouve quand vous voulez !

 

M. le Rapporteur : Il va falloir que vous nous le prouviez !

M. Joël BUCHER : Il faut malheureusement attendre les résultats de cette enquête. Aujourd'hui, je veux vous prouver que ces 2,5 milliards de francs correspondent en bonne majorité à des rétro-commissions.

 

M. le Rapporteur : Alors reprenons vos explications qui sont fort intéressantes et qui nous donnent une vision précise du fonctionnement financier interne aux banques et, qui plus est, à nos banques.

M. Joël BUCHER : C'est le terme qui est vraiment redoutable !

 

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent part à la Sogenal Luxembourg, quel est le comportement de cette filiale Société Générale par rapport à la législation anti-blanchiment luxembourgeoise ?

M. Joël BUCHER : Je n'en ai pas vraiment entendu beaucoup parler...

 

M. le Rapporteur : Ils vous ont téléphoné pour s'enquérir de l'origine de cet argent ?

M. Joël BUCHER : Jamais !

Écoutez plutôt. J'ai vu, un jour, un représentant de Marcos à la Société Générale de Taipeh. Il venait en limousine noire, accompagné par des gangsters. On était en cours d'inspection. À son arrivée, j'ai fait venir l'inspecteur de la Société Générale - vous m'entendez bien ? Je lui ai prouvé que ce monsieur déposait des fonds d'origine douteuse puisque quelques coups de téléphone m'avaient suffi pour savoir qu'ils venaient des
Philippines. On parlait de plusieurs dizaines de millions de dollars qu'on nous proposait de garder pendant quelque temps pour faire ces fameux certificats de dépôt, et prouver que ces fonds n'étaient pas d'origine douteuse.

Quand l'argent arrive au Luxembourg mes collègues ferment les yeux car ils savent parfaitement que les directeurs de banque en place dans des endroits comme Taipeh ou Singapour, ne sont pas regardants.

Les choses en sont au point que l'inspecteur qui m'inspectait le jour de la visite de M. Marcos m'aurait accordé des bons points dans son rapport si j'avais accepté l'opération. Il n'a pas compris que je la refuse car le simple fait de conserver ces dépôts gratuitement pendant plusieurs jours nous aurait rapporté plusieurs centaines de milliers de francs.

Je dois dire qu'à cette époque-là, la législation n'était pas encore bien claire.

 

M. le Rapporteur : C'est vrai !

M. Joël BUCHER : Elle s'est éclaircie plus tard.

Seulement, après, quand nous sommes bien avertis, nous recevons le document tel quel sans explication et je n'ai jamais vu un collègue suivre cette réglementation, y compris en France où un texte peut vous impliquer sur le plan pénal...

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